Enzo Cormann|Je m’appelle

Enzo Cormann / Je m’appelle

Un homme vêtu de frusques du genre de celles qu’on distribue dans les asiles de nuit des mégapoles contemporaines, pose à ses pieds le sac informe dans lequel il transporte tout son avoir, et fait au public — au monde des "regardants" et des grilles de "regard" — la déclaration suivante.

Je m’appelle Émilien Casselage, né à Rodez, le 25 avril 1912, père blessé d’un éclat de shrapnell dans la cuisse gauche au fort de Douaumont, puis piétiné jusqu’à ce que mort s’ensuive par un cheval rendu furieux à la suite d’une brûlure au poitrail, mère décédée en 1920, à l’âge de 28 ans, dans un accident du travail aux usines Mèche de Toulouse, orphelin à 8 ans, pupille de l’État, placé chez les époux Cazeneuve, agriculteurs à Ste Afrique, garçon de ferme, puis mineur à Decazeville, gréviste en 1936, je m’appelle Lucien Bonnefard, né à Béziers, le 25 avril 1915, blessé à la clavicule gauche lors d’une manifestation interdite par le préfet, mobilisé le 2 septembre 1939, fait prisonnier le 20 juin 1940 à Rambervillers, détenu à Trèves, Stalag XIID, évadé en juillet 1941 en compagnie des frères Vuilloz, agricul-teurs savoyards, je m’appelle Edmond Bardole, né à Chalons, le 25 avril 1913, berger jusqu’à la Libération, embauché en 46 par les établissements Magre, de Lyon, en qualité de gardien, marié en 48, père de deux enfants, je m’appelle Georges Rincieux, né à Brest, le 25 avril 1918, licencié en 56, à la fermeture de l’usine, chauffeur-livreur, puis concierge, jusqu’en 1972, dépressif depuis la mort de ma femme, séjours en hôpital psychiatrique en 73, 75, 78, tentative de suicide, je m’appelle Anatole Blanc, né à Paris 18è, le 25 avril 1916, interpellé plusieurs fois pour ivresse sur la voie publique, condamné à dix-huit mois de prison pour ré-cidive de vol à l’étalage, sorti en 82, à l’âge de 70 ans, 67 ans, 69 ans, 64 ans, 66 ans, trois mille francs de retraite mensuelle, vivant depuis 92 en compagnie de Monseigneur, chien bâtard.

Je m’appelle Ramon Rodriguez, né à Tolède, le 25 avril 1946. Ce n’est pas que je ne savais pas que ça devait finir comme ça, mais quand Pablo est venu dire à l’as-semblée des grévistes que la Guardia Civile avait bloqué toutes les issues de l’usine, je n’ai pas cru que c’était possible, que ça se passait là, maintenant, je m’appelle Antonio Jarra, né à Séville, le 25 avril 1950, je ne pouvais pas comprendre ce que ça venait faire dans ma vie, je m’appelle Jésus Blanco, né à Valdepeñas, le 25 avril 1948, et je ne pouvais plus me représenter ma vie, pas plus que je ne pouvais croire que ce qu’on appelle une vie pouvait tenir dans les mille mètres carrés d’une usine de chaussures, dans la banlieue de Madrid. Je m’appelle Juan Muñoz, né à Valencia, le 25 avril 1952. Le lendemain matin, je suis passé devant le juge, avec mon bras cassé en bandoulière, et mes pansements sur le visage : je me souviens d’un homme jeune, blond et sec, avec des lunettes rondes en écaille. Sur son bu-reau, une photo d’une femme, peut-être sa mère, me regardait en souriant, et j’ai pensé : “Je m’appelle Ramon Rodriguez, Antonio Jarra, Jésus Blanco, Juan Muñoz, je suis un damné de la terre, voilà trente ans que je galope en rond dans les cours trop étroites des écoles, des usines, dans l’espoir de décoller un jour et de ga-gner les airs, de me fondre aux nuages et d’envahir l’espace, mais cette terre mau-dite m’a maudit en actes, comme je l’ai maudite en paroles, et me voici damné, vissé pour toujours à la terre, et cette femme sur la photo a un fils qui va me mettre en cage, et elle sourit, chez elle, sur la terre, tranquille et fière, intacte et hors d’at-teinte.” Les quatre années suivantes, je les ai passées en prison. J’ai été quinze ans conducteur d’en-gins à Saragosse. Saisonnier cinq ans. J’ai aujourd’hui 53 ans, 50 ans, 52 ans, 48 ans. Je suis en vie, c’est tout ce que je peux dire.

Je m’appelle Jean Soingeon, né à Paris, le 25 avril 1953, fils d’artisan boucher, élève chez les frères maristes, renvoyé, fugueur à 15 ans, renié par mon père, hé-roïnomane depuis un voyage effectué en Asie en 70, je m’appelle Luc Derouanne, né à Constantine, le 25 avril 1955, arrêté quatre fois pour trafic et usage de stupé-fiants, je m’appelle Jean-François Chemillé, né à Tours, le 25 avril 1960, condamné à un total de 32 mois de prison, trois cures de désintoxication, deux overdoses, ar-rêté le 8 juillet 1987 pour le cambriolage d’une pharmacie, je m’appelle Sylvio Filiano, né à Foggia, le 25 avril 1957, condamné à dix-huit mois fermes, désintoxi-qué depuis lors, ouvrier saisonnier dans le sud-est de la France, puis employé de ferme dans les Alpes de Haute Provence, à Entrepierres, et Fouillouse, je m’appelle Marius Dautargue, né à Aubagne, le 25 avril 1962, manutentionnaire à la coopéra-tive agricole de Sisteron, licencié en 91 pour absences répétées, condamné à deux ans pour vol de voiture et conduite en état d’ébriété, libéré en 93, 47 ans, 45 ans, 40 ans, 43 ans, 38 ans, séropositif, sans domicile.

Je m’appelle Karim Beklacem. Né à Fos-sur-Mer le 25 avril 1964. Un jour, ils ont convoqué les représentants du personnel, et ils leur ont dit qu’il y avait des problèmes, qu’ils ne pourraient pas garder tout le monde. Je m’appelle Sergio Capannoli, né à Lyon, le 25 avril 1966. Trois semaines ont passé, pendant lesquelles ils n’ont plus rien dit, et puis ils m’ont viré. Je m’appelle Adrien Van Greff, né à Liévin, le 25 avril 1967. Chaque jour, je pense aux milliers d’heures derrière moi entassées à l’usine dans leurs boîtes en carton, par palettes de cent, emmaillotées de poliane, stockées dans des containers d’acier. Je m’appelle Robert Chastellux, né à Lormes, le 25 avril 1959. Chaque jour, je pense à ces containers dans les cargos, et dans la soute des avions gros porteurs. Je m’appelle Béchir Wajdi, né à Saïda, le 25 avril 1963. Je pense au ciel, et à la mer. Et à mes milliers d’heures. Ils m’ont piqué des milliers d’heures, ils les ont balancées dans le ciel et sur la mer, et ils ont dit qu’il y avait des problèmes. Je m’appelle Christian Brun, né à Nouméa, le 25 avril 1958. Chaque jour, je regarde le ciel et je dis “Où vois-tu un problème

Je m’appelle Franck Lynch, né à Belfast le 25 avril 1935. Ce jour-là, trois types du MI6 m’attendaient à la sortie du boulot. Je m’appelle Brian Fitzgerald, né à Strabane, le 25 avril 1940. Ils m’ont interrogé durant trois jours et trois nuits, en se relayant toutes les deux heures. Je m’appelle Hugh Mitchell, né à Derry, le 25 avril 1947. Ils posaient leurs questions et je répondais inlassablement : “Je m’appelle Franck Lynch, Brian Fitzgerald, Hugh Mitchell, citoyen irlandais, ouvrier typographe, marié, père de deux enfants. Je m’appelle, citoyen, ouvrier, marié, père...” Le matin du quatrième jour, il m’ont bandé les yeux, et ils m’ont emmené sur le toit de l’immeuble. Ils m’ont fait grimper dans un hélicoptère, et ils m’ont expli-qué qu’ils allaient me jeter à la mer. Je m’appelle Patrick Lynch, né à Lurgan, le 25 avril 1951. L’engin a décollé. Nous avons volé une dizaine de minutes. Je m’ap-pelle Dan O’Neill, né à Middletown, le 25 avril 1954. Je ne voyais toujours rien. Le pilote énumérait les noms des bourgs qui longent le Belfast Lough : “On survole Greenisland”, “Carrickfergus”, “Whitehead”. Puis il dit : “Voilà Island Magee. On va piquer au large”. Et pour finir : “C’est bon. Aucun bateau en vue.” Alors, ils ont ouvert la porte de l’appareil, et ils m’ont assis au bord du vide. Je m’appelle Thomas Foyle, né à Ballycastle, le 25 avril 1949. “Il est encore temps de sauver ta peau, imbécile !” a crié le type qui me tenait par les épaules. Je n’ai rien dit. Il m’a poussé. J’ai hurlé. Une demi-seconde plus tard, je percutais le toit de l’immeuble : l’appareil avait fait du sur-place. Je sanglotais. Le vacarme des pales a peu à peu cédé la place au silence des villes, peuplé de bruits lointains de circulation, de klaxons et d’avions dans le ciel. Un des types m’a retiré le bandeau. Il a regardé ses mains, et il a dit : “On dirait que tu déplumes, Franck, Brian, Hugh, que tu te déplumes, Patrick, Dan, tu te déplumes, Thomas”. J’ai passé une main sur ma tête, et tous mes cheveux sont tombés devant moi. Je les regardais sans comprendre, les types ont éclaté de rire, et je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, en cellule, je n’étais plus le même homme. Ce n’était plus moi. C’était un autre. Qui, je ne sais pas.

Je m’appelle Mikhaïl Sarkhov, né à Vladimir, le 25 avril 1960. Je n’ai qu’une chose à dire : mon père pensait que la liberté n’a pas de prix. Je m’appelle Louis Longuecôte, né à Pointe-à-Pître, le 25 avril 1973. Il se trompait. Je m’appelle Ibrahim Ben Soussa, né à Clermont, le 25 avril 1971. Non seulement tu la payes au prix fort, mais elle n’existe que pour ceux qui te la vendent. Je m’appelle Ignacio Da Silva, né à Porto, le 25 avril 1975. Elle est ta ruine et elle n’est rien. Je m’appelle Jo Menikian, né à Cahors, le 25 avril 1968. La liberté est ton reflet dans la vitrine d’une maroquinerie de luxe. Je m’appelle Antoine Jude, né à Lille, le 25 avril 1974. La liberté est le vin que tu viens de boire, mais alors elle n’est plus qu’une bouteille vide. Je m’appelle Maxime Blancard, né à Créteil, le 25 avril 61. Elle n’est que le temps dont tu disposes pour te regarder vieillir. Je m’appelle Hans Fleisser, né à Francfort, le 25 avril 1981. La liberté est un rêve qui te réveille la nuit, sous le porche d’un immeuble, quand tu voudrais dormir jusqu’à ta mort.

Du large sac demeuré à ses pieds, il extrait un litre de vin rouge en bouteille plas-tique, et boit une longue lampée. Puis il sort un sac de couchage, dans lequel il se glisse, tout habillé, à même le sol. Il boit de nouveau, ferme soigneusement la bouteille, la range dans le duvet, enfouit sa tête dans le capuchon et roule sur le côté, tournant le dos aux spectateurs. La lumière fond au noir. Le silence se fait. Le public applaudit. Puis sort en enjambant le corps.

Retrouvez cet texte dans La plus grande pièce du Monde - ed. des Amandiers

28 septembre 2002
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